vendredi 14 décembre 2007

« Les figures du philosophe-voyou, pour une histoire de la philosophie dangereuse »

Cours 4 : Socrate tranchait des gorges






Introduction :

A) Rappel :

· La dernière fois nous nous étions intéressés au sophiste Gorgias de Leontium, le Sicilien. On avait alors entrevu comment la pensée de Gorgias, qui a souffert pendant 25 siècles d’un discrédit philosophique, se déployait dans la célébration d’un réalisme tragique (quand je dis « tragique », il n’y pas de valeur péjorative attaché au mot : le réel tel qu’il est). L’homme doit choisir entre deux aspects du réel, une « illusion justifiée ». Autrement dit, comme il n’y a pas de vérité, ni de critère permettant l’affirmation de la Vérité, je dois opter pour l’un des deux côtés de la chose, je dois prendre partie pour les choses.

· Et ce qui permettait de transmettre le choix, c’était la persuasion, Peitho, pour le dire en grec ancien. Pas une persuasion qui s’appuie sur la logique rationnelle pure, car une belle démonstration peut laisser un auditoire froid et sans émotion, mais une persuasion qui agit sur le psychisme, sur l’affectif, sur « les tripes », pour le dire avec les mots de Céline. Le sophiste fait donc advenir la valeur par la petite musique du langage, par « la parole habitée par le rythme ». D’où les figures de pensée et de style, qui transforme un discours banal en phrasé poétique et efficace. Que Gorgias invente.

· Le problème demeurait alors de savoir comment le sophiste opère le choix. Qu’est ce qui lui permet de se décider pour l’un plutôt que pour l’autre. La réponse était dans la saisie de son moment opportun, le kairos. Et loin d’être dans une temporalité de l’être et de la durée (ce qui dure est toujours identique à ce qu’il est), nous avions proposé un contretemps : de la rupture, du changement, de l’occasion, de l’instant. Qui désamorçait, par là même, les notions de profiteurs et d’opportunistes : on n’est pas bon ou méchant en soi, mais par rapport aux circonstances qui nous voient l’être.

· Je vous avais fait la proposition, je crois, d’une philosophie à dimension humaine, à la portée de tous, accessible pour vivre sa vie dans l’ici est le maintenant.

B) Socrate et la tradition

· Je voudrais vous entretenir ce soir de Socrate, un philosophe, dont je vous ai déjà parlé, point de jonction entre nos deux philosophes précédents, Protagoras et Gorgias, puisque Platon consacre un dialogue à chacun, mettant en scène Socrate et nos philosophes dangereux.
· On peut s’étonner de la présence de Socrate au milieu des philosophes dangereux et maudits, que je me suis fait un devoir de sortir de l’ombre. Puisque c’est lui qui s’oppose à nos philosophes et qu’on retient de Socrate tout, sauf qu’il soit un méchant homme. On le présente le plus souvent comme l’accoucheur de la vérité, celui qui fait naître la sagesse chez les gens qu’il rencontre, que ce soit des charpentiers ou des aristocrates comme le célèbre Alcibiade.

· Socrate incarne aussi pour la tradition philosophique le point de départ, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, de la pensée européenne. L’histoire de la philosophie se sert de sa vie pour dater les autres penseurs. Je crois qu’il y a eu une influence a posteriori entre Socrate et Jésus. Une sorte de calque réciproque : Platon a forgé une sorte d’évangile païenne (constituée par ses innombrables dialogues qui retracent le vie d’un Socrate idéalisé) et les historiens de la philosophie du moyen-âge, imprégnés par la pensée chrétienne ont naturellement fait fonctionner l’histoire de la philosophie grecque sur le même modèle que le modèle christique.


· On en a même fait le combattant du Bien : ils luttent contre des sophistes, cette sous-espèce d’intellectuels qui pullulent durant le Vème siècle, dangereux par leur absence de préoccupations morales : Protagoras, Gorgias, Ménon, Hippias, Prodicos, Calliclès, Critias… Et toute la cohorte. Il défend des valeurs morales, telles que le Juste, l’Honnête, le Bien, et surtout les dieux qu’il ne remettra jamais en cause… dans une attitude tout à fait idéaliste. L’apparence est trompeuse, les sens aussi…

Nous allons voir donc comment contre toute cette tradition, l’on peut sauver Socrate des flammes de la pureté que lui a réservées Platon. Et faire de lui l’une des grandes figures de la philosophie dangereuse.

I) Socrate le sophiste

Socrate est né en 470, à la fin des guerres médiques. Il a à peu près le même âge que nos sophistes.

A) Un personnage conceptuel

· Tout ce que l’on sait de Socrate, on le sait, majoritairement, de Platon. Car Socrate n’a jamais rien écrit. Il fait profession d’ailleurs de ne rien écrire. Pas de commentaire d’autre auteurs, à l’exception de Xénophon, qui, on le verra, nous livre une image plus terrestre de notre homme. Quand Platon et Socrate se rencontrent, Socrate a 60 ans, et Platon a une vingtaine d’année.

· Il faut donc prendre conscience des conditions de cette rencontre, que l’on livre à l’indifférence et l’insignifiance d’ordinaire. Mais qui sont de prime importance : Platon « tombe » sur un philosophe à la philosophie mature et solide. Presque, pourrait-on dire achevée, puisque Socrate meurt dix ans plus tard, des suites d’une condamnation à mort par le tribunal d’Athènes.

· L’influence s’est faite dans un sens : Socrate vers Platon. La vision du jeune homme va donc s’affirmer et s’affermir. Et ce dernier, à la mort de son maître – dans l’Antiquité, il n’est pas infamant d’appartenir à des Ecoles de pensée, des Philosophies, sans que votre vie soit mise en puéril – se lance dans l’écriture de dialogues qui le mettent en scène. Et puis dans la création de l’Académie. Il a du temps et des marges pour modifier un enseignement sous le signe, déjà, du mouvant et de l’oral.

· L’œuvre de Platon est plus du côté de la littérature (trentaines de dialogues) quant à la vie de Socrate, que du côté du témoignage contemporain et actuel. Il écrit au pro rata du souvenir ou de témoignages indirects. Il va même écrire des dialogues auxquels il ne peut avoir assistés, comme le dialogue du Protagoras. En effet, Protagoras meurt à l’âge de 70 ans en 422 et Platon voit le jour en 428/427, ce qui laisse peu de temps à notre homme pour profiter d’un dialogue philosophique entre les deux compères.

· Je pense, pour reprendre les mots de Gilles Deleuze, abondamment cités par Michel Onfray, que l’on est en présence ici d’un personnage conceptuel. C'est-à-dire que Socrate tel qu’il nous est connu aujourd’hui est le fruit d’un travail littéraire et philosophique de Platon : il sert à donner une forme concrète et humaine aux concepts platoniciens. Rien ne nous permet de penser que ce que dit Platon est vrai. Prudence, donc.

· Pas de textes pour faire émerger la pensée socratique, mais une vie, des événements concordants, des faits, que Platon et Xénophon ne peuvent avoir masqués. Je tiens à dire au passage qu’il y a deux auteurs, jamais enseignés bien-sûr, antiplatoniciens farouches qui sont Aristoxène et Idoménée, tradition hostile à cette vision là. Mais il ne reste que des vestiges de ces textes.

B) Un sophiste de compétition

La première thèse que je voudrais vous soumettre ce soir est que Socrate a été un sophiste ; une grande pointure.

· En premier lieu : quand ce n’est pas Platon ou Xénophon qui parlent, Socrate est généralement désigné du nom de « sophiste » : Idoménée, cité par Diogène Laërce, le compilateur des vies de philosophes, nous dit : « Il était redoutable dans la rhétorique », cela doit être dur à assumer quand on prétend ne pas être un sophiste…dont l’une des qualités était de pouvoir « transformer le discours faible en discours fort », selon Protagoras.

· Eschine, 50 ans après la mort de Socrate écrit : « Ainsi, Athéniens, vous avez mis à mort Socrate le sophiste. »

· Aristophane, dans sa pièce Les Nuées, représentée la première fois en 423 (Socrate a alors 45 ans), nous livre une vision sans équivoque. Voici l’argument de la pièce : un paysan, Strepsiade, qui menait autrefois une vie simple et heureuse, a épousé une fille de la ville, qui lui a donné un fils, lequel recherche le luxe et le grandeur, comme sa mère. Pour satisfaire aux besoins de tout ce petit monde, Strepsiade a dû contracter des emprunts – il n’arriva même plus à payer ses intérêts. Il a alors une idée de génie, du moins c’est ce qu’il croit, qui lui évitera la ruine. Socrate, qui habite à côté, enseigne « l’art de faire triompher la faible cause contre la forte ». Strepsiade va trouver notre homme, mais devant l’ampleur de la tâche, c’est son fils qui prend sa place. Lequel devient bientôt maître dans l’art d’avoir toujours raison…

· Si on conçoit la comédie comme le miroir de la société, c’est ce que je crois, alors, Les Nuées, dans leurs traits grossis, nous livrent néanmoins un Socrate comme emblème des sophistes et cela bien avant la gestation de l’œuvre platonicienne. Si tel n’avait pas été le cas, l’argument comique tombait à l’eau : il fallait pouvoir reconnaître la personne dont on se moquait, l’identifier

· Trois témoignages brefs et innocents, parce que n’étant pas au service d’une idéologie quelconque. Et même lorsque l’on étudie un dialogue de Platon, le jugement est sans appel, Socrate a des mœurs de sophiste, à son corps défendant.

· Dans le Protagoras, Socrate pose la question de savoir si la vertu est une ou multiple. Feignant, comme à son habitude de ne rien savoir, demande à Protagoras de l’aider à trouver une réponse à cette question. Voici brièvement résumés, les étapes de la discussion.

· Protagoras répond que la vertu est une et que les vertus dont ils parlent (sagesse, honnêteté, courage…) en sont les parties. Socrate demande alors si c’est à la manière du visage, composé du nez, des yeux, de la bouche, ou à la manière des parties d’une masse d’or. Protagoras choisit : le visage.
· Socrate alors embraye : les individus ont-ils en partage l’une ou l’autre des ces parties, ou bien quand ils en possèdent une, ils les possèdent toutes ? Protagoras répond que l’on peut être sage sans être courageux, et réciproquement.
· Socrate poursuit sa petite séance de suggestion/ manipulation, car on se doute bien qu’il mène Protagoras vers une aporie, une voie sans issue : est-ce que chacune a sa propriété particulière ? Oui, Socrate répond tout seul : les yeux servent à voir, et pas à manger… Donc aucune des parties de la vertu ne ressemblent ni à la science, ni au courage, ni à la sagesse, ni à la sainteté.
· Socrate en arrive (Protagoras ne peut répondre que par oui) à cette vérité tautologique : la justice est ce qui est juste et est ce qui n’est pas saint, par exemple… ce qui pose un petit problème de logique… car qui peut soutenir que la sainteté est injuste et que la justice est malsaine…

· On a donc affaire à un pur morceau de sophisme: Socrate ne recule devant aucunes techniques oratoires pour l’emporter sur son rival Protagoras. On peut en faire la liste. D’abord, de manière générale, Il utilise l’antiphrase (l’ironie), dès qu’il en a l’occasion. C’est même une marque de fabrique socratique. C’est destiné à piquer l’adversaire, dans la chaire (on compare d’ailleurs souvent Socrate à un taon). Rien de très pacifique là dedans. Il utilise aussi des arguments contraignants, comme la valeur de « bon sens », des lieux communs tels que celui de l’existence, ou de l’inclusion, comme pour le visage. On a aussi des arguments d’autorité ad verecundiam (Prodicos a dit que… qui sont aussi ironiques).

· Il use et abuse des questions : d’abord dialectiques (c’est son fond de commerce), mais surtout oratoires (la réponse est évidente, par exemple : la justice est ce qui est juste). On rencontre des questions éristiques : questions culpabilisatrice, à présuppositions. Toutes sont suggestives, manipulatrices, elles guident l’interlocuteur vers un « piège » qui est la contradiction avec soi-même.

· On a donc le portrait d’un sophiste aux prises avec d’autres sophistes, utilisant les mêmes armes, avec le même comportement, la même réputation. Donc, pour raisonner en sophiste, vous commencez à avoir l’habitude, Socrate est un sophiste dans la mesure où toutes les apparences sont de ce côté, si on en retranche ce que Platon en dit. On n’est même pas sûr qu’il se fût différencié de ses collègues par sa saleté et sa pauvreté. Il a peut-être vécu grâce à la protection d’un riche athénien.
· En tout cas, tout le comportement de Socrate est imprégné de valeurs guerrières : avec lui on est perpétuellement sur le terrain de la joute, du combat avec des mots. Ce qui donne une bonne transition sur la seconde thèse que je voudrais vous livrer ce soir.

II) Socrate tranchait des gorges : le « vrai » Socrate

Cette seconde thèse est que Socrate tranchait des gorges. L’idée, en offrant cette sorte d’oxymoron, est de montrer comment la philosophie a été tributaire d’une image adoucie et mythique de ce qu’elle espérait d’un ancêtre illustre comme la Grèce. L’idée est de faire voir que ce qu’on nous présente comme le plus vil dans l’action moral, le crime, a été perpétré par le père de la philosophie, et l’expert en philosophie morale.

A) Un être humain – la guerre et la question de l’éducation

· Sur quoi s’appuyer pour affirmer une telle folie (Michel Onfray me fait la remarque dans la postface au philosophe-voyou, et n’est pas loin de le penser). Sur l’histoire, tout simplement, et la guerre du Péloponnèse. Rappel : après les guerres médiques, Athènes organise la ligue de Délos avec l’aide de cités grecques, qu’elle transforme en hégémonie impériale.

· Au cours de cette guerre du Péloponnèse, plus une série de coups de mains qu’une véritable guerre, Socrate a servi dans l’armée hoplitique athénienne. Il participe à la bataille de Potidée, Délion, Amphipolis. Socrate a alors la quarantaine.


· On s’attendrait à des témoignages confirmant la fresque d’un Socrate christique, tel que nous l’a laissé Platon, ne tendant la joue gauche que si la droite a été déjà frappée. Comme nous laisse croire Diogène Laërce : « comme souvent, dans le cours de ses recherches, il discutait avec trop de violence, on lui répondait à coups de poing en lui tirant les cheveux, (…) tout cela, il le supportait patiemment. » On croirait lire un passage bien connu de l’évangile.

· En réalité, on a un Socrate surprenant, déroutant, en contradiction avec le personnage conceptuel platonicien. Dans Le Banquet de Platon, et la Vie d’Alcibiade de Plutarque, on trouve deux allusions au Socrate guerrier :


· D’abord à Potidée : premièrement, Platon le décrit pied-nu dans la neige, en train de méditer, alors que tout le monde ressent la fatigue. Et puis, il sauve la vie d’Alcibiade : « Socrate se mit devant lui, et le défendit avec tant de courage à la vue de toute l'armée, qu'il empêcha les ennemis de se rendre maîtres de sa personne et de ses armes. »

· Puis à Délion : Alcibiade décrit Socrate comme un guerrier « épouvantable », qui suscite la peur au sens propre : « Je le vis ensuite qui s’avançait, observant froidement amis en ennemis, et il sautait aux yeux même de loin, que si l’on s’attaquait à un tel homme, il se défendrait vaillamment. » Et il ajoute, une phrase significative : « Généralement, à la guerre, on n’attaque même pas les hommes qui montrent de telles dispositions ; on poursuit ceux qui fuient à la débandade. ».


· On est là devant l’un des détails les plus significatifs de la philosophie. Car, dans l’Antiquité grecque, la guerre est une activité bien particulière. Comme l’a bien décrit Victor Davis Hanson : le guerrier hoplitique est soumis à une violence extrême. Les deux carrés d’hoplites se mettent face à face et chargent. Il faut se représenter les conditions : le poids du bouclier de plusieurs kilos, les lances, le casque, le poids de l’armement. Et puis, le choc des formations, la lance du voisin de derrière manquant vous éventrer, chacun luttant pour sa vie et celle du groupe. La suite, c’était une succession de petits duels, au glaive généralement.

· Pour sortir vivant de ces batailles rangées, une seule solution au Vème siècle avant JC : frapper le premier, percuter avant que l’ennemi l’ait fait pour vous. Et pour inspirer la peur, comme le fait Socrate, au point de provoquer l’admiration d’Alcibiade, il fallait avoir des faits d’armes, il fallait s’être fait une sacré réputation, parmi les ennemis comme les amis.


· Comment interpréter le Socrate guerrier ? Comme une profession de foi philosophique. Le philosophe n’est pas le double d’un saint, incarnant la perfection. Il est humain. Il est habité par la haine, la vengeance, la violence, quand il le faut. Il est habité par le désir, le plaisir, les passions, quand il le faut. Et toutes ces valeurs là, il les assume comme parties intégrante d’un tout, par une sorte de monisme, qui réconcilie le divers, le paradoxal, l’ombre et la lumière en l’homme. En fait, la philosophie socratique rend l’homme habitable pour lui-même. Pas de schizophrénie, pas de dissonances cognitives. L’homme s’assume tel qu’il est dans sa volonté de puissance, pour paraphraser Nietzsche.

B) Un être humain – l’amour et la question de la femme

· L’idée est d’ainsi de présenter Socrate comme un être humain, dans toutes ses dimensions, et de le donner pour modèle pour ces raisons là mêmes.

· L’autre point biographique qui rend Socrate humain, c’est la relation qui le lie à sa femme. Il y a très peu de philosophe qui ont parlé de la question de l’amour, et encore moins de la question de l’épouse ou l’époux. Dans l’histoire de la philosophie, tout se passe comme si les penseurs n’avaient pas de relations amoureuses. Le discours sur le monde, conçu comme art de vivre, se transforme alors en discours sec et « impuissant » (passez-moi l’expression) sur des concepts.


· Socrate, ce n’est pas son cas. Xénophon, dans son Banquet et Diogène Laerce, nous disent le Socrate époux : il est marié à une certaine Xanthippe, qui passe sa vie à rendre celle de Socrate impossible. Elle le tabasse en pleine rue ; elle lui jette de l’eau au visage ; insulte son mari devant ses disciples. Socrate se sauve sans répondre, heureusement. A une époque où la femme, de manière générale, n’avait aucun pouvoir.

· Ces anecdotes socratiques (je vous rappelle la valeur philosophique de l’anecdote) se trouvent éclairées par un propos de Socrate avec Antisthène dans le même texte (le Banquet). Socrate s’est fait reproché de vouloir transformer les hommes, mais il n’est pas capable d’éduquer sa femme. Socrate de répondre : j’ai pris la plus difficile de toutes pour pouvoir maîtriser les tous les autres. Voyez le retour de la philosophie via la vie quotidienne…


· Donc, pour Socrate, la tâche de la philosophie, ce n’est pas le retrait de l’ermite, mais l’affrontement avec le quotidien : se mettre face à des questions simples et urgentes, le désir, la vie, le kama sutra, la mort.


III) Socrate et la question du suicide

J’en arrive naturellement à la troisième thèse que j’ai préparée ce soir : elle concerne la mort de Socrate. Vous connaissez l’histoire. En 399, Socrate est condamné à mort par la démocratie athénienne, qui vient tout juste de revenir au pouvoir après la tyrannie des 30, sur laquelle nous allons revenir. La version platonicienne est que Socrate a été accusé, par des démocrates Anytos et Meletos, de « de ne pas croire dans les dieux et de corrompre la jeunesse ». Et Socrate, après procès menant à la peine capitale, meurt au nom des lois mêmes pour lesquelles il a vécu toute sa vie.

A) Les incohérences du procès

· En réalité, ce procès est plein d’incohérences.

· D’abord, les chefs d’accusation eux-mêmes sont saugrenus.


Ø En effet, Socrate n’a jamais professé qu’il ne croyait pas dans les dieux. Loin de là, une étude rapide des textes nous le prouve : il se considère comme serviteur de la divinité. Il reconnaît l’existence des dieux : il évoque Achille, Ajax, Apollon, Hadès, Héra, Zeus…Il admet aussi que les dieux sont des êtres supranaturels et qu’ils envoient des signes aux hommes par des moyens extranaturels : oracles, songes, voix intérieures. Même les mystères sont évoqués à la fin du dialogue, Criton. Ce n’est donc pas suffisant pour être cité à comparaître en justice, assorti de la peine de mort.

Ø Je vous rappelle que Protagoras, quelques années auparavant est cité en justice pour avoir écrit et professé que « sur les dieux ont ne peut savoir s’ils existent ou non – faute d’obscurité de la question, faute de temps »

Ø Pour la corruption de la jeunesse, mêmes absurdités : Socrate, comme tous les sophistes entend modifier le comportement de ses concitoyens. Ce qui est la base de la démocratie. Il entend enseigner, gratuitement, des techniques qui pouvaient s’appliquer à tous les domaines où la parole jouait un rôle ; il encourageait donc la curiosité intellectuelle et l’indépendance de la pensée. Là, encore une fois, rien de tel pour vous faire mettre à mort.

Ø Sauf pour quelqu’un comme Platon, qui a intérêt à démontrer la perversité du système démocratique, qui condamne son symbole pour des fautes qu’il n’a pas commises.


· Le déroulement du procès est carrément absurde :
Ø Une affaire publique retenait la cour pendant une journée entière, dont l’ensemble était divisé en trois parties, d’égale longueur : accusation, défense, établissement de la peine. Pour Socrate, le type de procès (agon timetos) ne comprenait pas de peine établie par la loi. Il fallait donc que l’accusateur face une proposition de peine et que la défense fournisse une contre proposition. On pouvait aussi citer à comparaître des témoins et s’entourer de supporters (femmes, enfants…)

Ø D’abord, Socrate qui a tant de connections, dirait-on de nos jours, dans le monde politique (c’est ce qu’on lui reproche d’ailleurs et de les avoir pervertis) n’appelle aucun témoin à la barre. Dans ces procès, c’était se condamner d’avance que d’agir de la sorte.


Ø Puis, Socrate, lui si habile orateur, va provoquer ses juges. Alors qu’au premier jugement, il ne perd que de soixante voix. Si trente juges eussent été d’un avis différent, il aurait été acquitté. C’est au deuxième vote qui provoque la sentence de mort : en effet, Socrate, reconnu coupable doit proposer une contre peine. Et il déclare : bien loin d’entraîner un châtiment, sa conduite a mérité qu’il soit installé au prytanée (édifice public où était entretenu le feu sacré et où étaient nourris aux frais de la cité les hôtes, honneurs accordés aux plus grands bienfaiteurs d’Athènes. Puis il propose l’amende d’une mine (dérisoire).

Ø Alors qu’on le voit parader et rivaliser d’intelligence dans tous ses dialogues contre des sophistes de tout bord, son seul vrai discours, il l’aurait perdu ? Peu probable.


Ø Socrate a 70 ans. Ce qui n’est pas mince pour l’époque. Je renvoie au cas Papon et au jugement d’un vieillard. Mettre à mort un vieillard, pour l’époque, car aujourd’hui, ce n’est pas vieux, est de peu d’utilité.

Ø Enfin, une fois qu’il est condamné, Socrate dispose de 30 jours pour faire sa male et échapper à la peine capitale : On attend le retour du navire de l’Ile de Delos. Volonté de rester en prison, donc. Et d’y mourir.

B) L’interprétation : non pas mise à mort, mais suicide

· Ma thèse est que le procès a bien eu lieu, mais que Platon en a déguisé les vrais tenants et aboutissants. Pour lui, il s’agit de montrer le triomphe de l’âme sur le corps. Victorieuse, elle reste fidèle à son être, son identité, dans le même temps où le corps est mis du côté de la prison (soma/sema : en grec). Descente en flamme de la démocratie : justification postérieure d’opter pour la tyrannie, comme Platon.

· Ma thèse est qu’il s’agit d’une mort volontaire. Socrate saisit ce prétexte pour mourir de plein gré. Avec toute sa conscience.


· Le mode d’exécution de Socrate vient corroborer encore la thèse du suicide : puisque la cigüe était généralement administrée pour les suicides.

· Si on comprend bien pourquoi Platon a tout fait pour masquer le suicide, il n’en reste pas moins que la mort de Socrate reste énigmatique. Il s’agit selon moi d’accomplir un acte de la plus grande des libertés. Mettre un terme à sa vie, sur décision, c’est devenir, pour de vrai, l’artisan de sa propre destinée, le créateur de son existence. La création passe aussi par la destruction, le terme, la fin.


· Socrate aussi qui s’est toujours confronté aux dangers quels qu’ils soient, se lance dans une « lutte finale », affronte la mort en face, sans attendre qu’elle vienne le chercher.

· Humilité aussi : il est tant de se taire. Ses chers disciples sont morts : Alcibiade, assassiné, après une vie politique tumultueuse ; Critias, idem, après avoir mené les 30 tyrans au pouvoir (1500 morts/40000citoyens). Il voit que sa succession, c’est Platon, qui est là lors de son procès, mais qui est « malade » lors de l’exécution de Socrate…


En conclusion, je vous laisse méditer sur ce personnage hors du commun, qui, loin d’une imagerie épinalo-platonicienne, nous offre un portrait fort et amère. Celui d’un homme réduit pendant des siècles à endosser un rôle préfabriqué par Platon : sorte de dieu humain qui finit par mourir de l’injustice des hommes. Je vous propose moi, d’honorer le philosophe dangereux qui est en Socrate, celui qui nous permet vivre l’existence avec calme et sérénité. Sans crainte de la mort, sans crainte des angoisses qui sont en nous et qui nous torturent dans notre quotidien. Je vous invite donc à vous vivre tels que vous êtes pour le meilleur et pour le pire.

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