dimanche 25 novembre 2007

"Les figures du philosophe-voyou, pour une histoire de la philosophie dangereuse", Cours III: Gorgias ou la rhétorique du fantôme


Introduction :

A) Rappel :

· Nous nous étions arrêtés, la dernière fois, aux aventures de Protagoras, le premier des sophistes, dont la philosophie se donne comme une force vive au beau milieu du siècle d’or, le Vème siècle, le siècle de la démocratie. Force vive, car elle affronte la tradition idéaliste représentée par Parménide et les Eléates, qui prétendent que l’Etre est unique, que la réalité n’est que reflet et illusion.

· Nous avions vu que c’était aussi Platon que Protagoras gênait et avec lui le système de pensée idéaliste grec.

· Avec Protagoras, on a un réel divers, changeant, contradictoire, et il n’y a pas d’arrière monde. Il n’y a que les apparences. On avait dit l’invention de la phénoménologie : l’être est le phénomène, ce qui apparaît au sujet – à travers la célèbre sentence, « l’homme est la mesure de toute chose, des choses qui sont qu’elles sont, des choses qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas ». On avait dit aussi la tragédie : l’homme est livré à lui-même, sans le confort reposant de pouvoir s’appuyer sur les divinités – il doit survivre par la ruse, l’artifice, le subterfuge.

· On avait conclu à ce que, même si la philosophie de Protagoras est une philosophie dangereuse, qui donne des armes conceptuelles pour devenir démiurge de sa propre existence, cela n’était pas contradictoire avec le régime démocratique, et que c’était même ce dernier qui permettait au sophiste de prendre son essor, et que pour cette raison même, il n’y avait pas de conspiration possible.

· Donc, pas de bien ni de mal pour Protagoras, mais que de l’utile, fruit d’un accord de soi avec soi ou des hommes entre eux, c’est selon.



B) Gorgias et la tradition


· Le deuxième philosophe qui fournit un socle à la pensée dangereuse, c’est Gorgias. Tout comme Protagoras, on le classe dans les présocratiques : même aberration puisque Gorgias s’entretient avec Socrate, et a lu le dialogue de Platon qui porte son nom, le Gorgias. Toujours dans la même logique christique de la philosophie, qui commencerait réellement à bien se conduire avec la pensée socratique. On verra d’ailleurs prochainement, qu’on peut tout à fait faire une autre lecture de Socrate, et l’intégrer également à notre archipel de penseurs maudits.

· Au sujet de la réputation de Gorgias : plus qu’à Protagoras, on le cantonne dans les allées de la rhétorique. On le relègue aux frontières de la pensée, aux artifices de la langue. Brillant prof de rhétorique, grand technicien de la parole.

· Quand on évoque sa philosophie, on passe rapidement, se servant de ses assertions provocatrices (rien n’existe) pour le disqualifier d’emblée. Quelqu’un qui dit qu’il n’y pas de réel est fou ou alors il prend le monde pour ce qu’il est ou n’est pas : des idiots. Mais si la philosophie a pour but la recherche de la vérité, l’établissement de la vertu, alors la philosophie de Gorgias n’est pas sérieuse, comme circonstanciée, adaptée donc adaptable, donc bancale.

· En fait, au même titre que Protagoras, il a une philosophie forte, matérialiste aussi, certes. Peut-être encore plus perturbante que celle de Protagoras, car il va plus loin que lui, là où personne n’aura plus jamais osé après lui.


C) L’homme


· Gorgias est sicilien, de Léontium (naissance vers 485-80), tout comme Protagoras, c’est un métèque. Il a vécu pendant 108 ans. On reviendra sur ce prodige, un peu plus tard. Contrairement à Protagoras, il n’a jamais été l’objet de persécution : pas d’autodafé, pas d’exil au programme. Il a voyagé dans la Grèce antique, sans se fixer quelque part en particulier, pour terminer ses jours en Thessalie.

· Question célébrité : il a dû susciter la jalousie. Les textes disent que sa notoriété et son audience furent immenses : on lui consacre une statue d’or massif à Olympie. Platon lui, selon son habitude, rédige un dialogue sur notre homme. La grande stratégie et tactique de Platon est d’utiliser une personne réelle pour la transformer en personnage, qu’il jette dans une intrigue, qu’il manie à sa guise, qu’il fait parler, perdre aussi, bien évidemment. Au point que Gorgias dit, une fois qu’il eut lu le dialogue de Platon : « Il aime bien se moquer celui-là ». On n’a pas de dialogue de Protagoras, de Gorgias ou d’aucun autre sophiste sur Platon, preuve qu’ils étaient préoccupés par d’autres choses. Et que ce dernier fait parler de lui en parlant de gens célèbres.

· Nous ne servirons pas des textes de Platon, peu crédibles, mais des fragments, pour tenter de retrouver l’esprit véritablement novateur de Gorgias



I) L’anti-ontologie

A) Protagoras et le fantôme de Gorgias



· Pourquoi Gorgias, ou la rhétorique du fantôme. D’abord, bizarrement, on n’a pas d’éléments biographiques sur la vie de Gorgias qui soient communs avec Protagoras. J’ai fouillé partout, d’ailleurs personne ne se pose la question, pour trouver des anecdotes qui diraient la rencontre de Gorgias et de Protagoras.

· Or, tout porte à croire que les deux hommes ont dû se croiser. Ils ont le même âge, plus ou moins, appartiennent à la même communauté, celle des métèques (on est alors dans une société de classe – citoyens, métèques, esclaves).

· Ils n’ont pas pu faire autrement. Platon les a connu tous les deux. Comme Socrate. C.f. les dialogues socratiques. Ils se refilent même les disciples : Périclès, Critias, Thucydide, … on pourrait faire une liste relativement longue des élèves communs. Dans ces cas là comment ne pas penser la rencontre.

· Quand on scrute leur pensée, il y a des ressemblances, un air de famille, celui de la sophistique, mais des points de divergence. On peut faire l’hypothèse de "dialogues", qui ne sont pas rares entre gens de même fonction, même origine, même âge…

· Comment expliquer le silence sur cette relation ? C’est pour cela dans un premier temps que je parle de « fantôme ». Car même s’il y eut rivalité, entre Protagoras et Gorgias, entre la statue en or d’Olympie et la sorte de grande star que nous décrit Platon dans le dialogue éponyme, Protagoras, tous les deux, quand ils sont au sommet de leur gloire, sont âgés, et cela n’explique pas l’absence totale d’allusion de l’un envers l’autre, comme s’ils ne s’étaient jamais vus de leur vie.

· Esquisse de réponse : L’un comme l’autre ne font pas dans la dramaturgie, pas de récits avec personnages et action. Ce qui les intéresse, c’est le discours sur le réel, la philosophie, pas de parler du voisin.

· Mais aussi, la plus grande partie des restes biographiques, sont des restes platoniciens : on ne peut tabler sur un oubli de Platon qui fait se répondre d’un dialogue à l’autre les idées des personnages, et qui comme un Balzac grec nous donne à voir l’évolution de certains personnes. Des sortes de Rastignac athénien. L’intérêt pour notre homme est de circonscrire le danger, de hiérarchiser les problèmes : une fois réglée la question de Protagoras, on règle celle de Gorgias.

· Je fais l’hypothèse aussi qu’il y a une sorte d’ironie pour un philosophe qui, comme nous allons le voir, a énoncé que rien n’existait à disparaitre, tel un fantôme, de la scène intellectuelle.


B) Les thèses fantômes d’anti-ontologie


· Comme Protagoras, Gorgias veut montrer l’inanité de l’être parménidien (L’être est, le non-être n’est pas). Il organise en trois thèses sa démonstration : 1) rien n’est 2) Même si l’être est, alors il est inconnaissable 3) Et même s’il est connaissable, alors cette connaissance de l’être est incommunicable à autrui.


· Première thèse : La démonstration que fait Gorgias est assez formelle, se fondant sur le raisonnement pur, la logique du discours, on est loin de la simplicité énigmatique de Protagoras et de ses formules terrassantes.

· Si on soumet le non-être au principe d’identité qui dit que « L’être est » on doit dire que le non-être est le non-être. Ce qui brouille les choses : le non-être est, et inversement, l’être est le non-être. Il n’y a rien. Par conséquent.

· Ce que congédie donc Gorgias, c’est les prétentions du discours sur l’être, l’ontologie. Il ne peut pas y avoir de preuve discursive et logique de l’être, pas plus que physique.


· Deuxième thèse : Même si un tel être existait, il serait « inconnaissable pour nous du moins ». En effet, les choses que nous voyons et entendons sont parce qu’elles sont représentées. On ne peut se « représenter » des choses qui ne sont pas, comme un combat de chars en pleine mer, même si l’on peut les penser. Donc la représentation de l’être ne nous livre pas l’être. Il y a une séparation de la pensée et de l’être. La connaissance est impossible.

· La théorie de la perception chez Gorgias éclaire cette thèse : Selon Gorgias, à la suite d’Empédocle, émane de chaque chose des effluves. Chaque sens est constitué par des pores d’une certaine dimension, qui sélectionnent les effluves qui lui sont proportionnées par la taille. Donc ce que l’âme saisit dans la perception, c’est les effluves d’une chose, et même une partie des effluves de cette chose, pas la chose, qu’elle ne peut pas connaître vraiment.

· La perception est un phantasme. Eloge du subjectivisme.


· Troisième thèse : Même si l’être était connaissable, il ne serait pas communicable à autrui. On en prend connaissance par la perception, et l’on le communique par le langage. Or les deux sont différents. Les perceptions des sens sont difficilement traduisibles en mots : parler des couleurs à un aveugle ne l’instruit en rien ; par conséquent le langage ne transmet pas l’expérience par laquelle le réel se livre.

· Comme dit Gorgias, « Les choses ne sont pas des discours ». Et, comme il le dit dans le Discours de Palamède, « si donc il était possible, par le moyen des paroles, de rendre la vérité des faits pure et évidente aux auditeurs, le jugement serait sans embarras… »



II) La poésie des illusions


A) Le langage comme médecine


· De cette anti-ontologie, la première conséquence c’est l’éloge de l’apparence, l’affirmation que le réel, c’est ce qui se manifeste à nous. « L’être s’éclipse si ne lui échoit pas le paraître, le paraître s’exténue si ne lui échoit pas l’être. » dit Gorgias dans son fragment 26. On retrouve sous un autre angle la phénoménologie de Protagoras, à ceci près que c’est la manière de surmonter le réel contradictoire, sans cesse changeant, qui va faire la différence. Les contraires s’affrontent perpétuellement, et leur neutralisation est impossible : il y a une vision tragique chez Gorgias qui voit le réel tel qu’il est, dans toute sa nudité.

· La seule chose à faire, et c’est la réponse gorgianique, est de prendre parti, pour le dire avec les mots de Francis Ponge, pour l’un ou pour l’autre côté de l’alternative, en « convertissant » (mot à mot, en le faisant tourner) l’homme par la douceur persuasive du langage. Il faut bien trancher le nœud gordien, et arrêter l’esprit sur l’un des aspects du réel, légitimé par le discours.

· C’est le discours qui crée les apparences qui constituent la réalité humaine, le savoir humain, en choisissant le côté du réel qui doit se manifester.

· Gorgias sait que le langage n’évoque qu’une apparence mais que cette apparence est légitime : et il prend l’exemple d’Hélène (jeu de mot, ravissante, ravie), le discours tranche en faveur de son innocence.

· Le langage devient ainsi le médecin des âmes divisées, des âmes malades de la vie, et vient apporter le médicament du discours apaisant, par la puissance de son architecture logique.

· Il ne supprime pas le contraire, il le place aux frontières, à l’extérieur en pacifiant à l’aide du langage.

· C’est là où surgit le danger : le monde déchiré par la contradiction est aux mains du sophiste qui doit faire le monde, au sens étymologique grec de poiein, la poésie. Même s’il s’agit d’une entreprise pacifique – non violente.

· Gorgias prend alors l’image du peintre qui au moyen de l’image d’un corps apaise la vue au départ tiraillée par maintes couleurs.


B) Le sophiste artiste


· Gorgias crée donc une nouvelle figure insoupçonnée de Protagoras : la figure du sophiste-artiste : le plaisir que crée l’art, en réduisant la contradiction à un choix, le multiple à l’unique, rend le monde habitable pour l’homme.

· Ainsi du sophiste, Gorgias : ses raisonnements de toute beauté ne disent pas le réel (il est clair sur l’incommunicabilité des choses par la parole), mais plutôt permet de donner à l’esprit un havre de paix, un moment de repos dans un monde si changeant.

· L’œuvre de la poésie est de créer l’illusion, parce que pas de prétention à dire le réel, mais illusion souhaitable et bonne, parce qu’elle crée une cohérence mentale chez l’homme, ce que Gorgias appelle une illusion justifiée.

· Progressivement, habilement, Gorgias fait passer le discours sophiste à l’intérieur du champ de la poésie : « La poésie dans son ensemble, je le juge, je la nomme une parole habitée par le rythme ».

· Et cette illusion justifiée, exactement comme chez Protagoras, est d’autant plus légitime qu’elle est partagée par un plus grand nombre de gens et participe à fonder le monde culturel humain.

· Or, cette illusion est communiquée aux autres hommes, non pas par la logique, non pas par la traduction des choses en mots (d’ailleurs il n’y a que des illusions), mais c’est par l’émotion.

· Les relations entre les hommes et les femmes (ce que l’on appelle « intersubjectivité ») : si le langage ne transmet pas les choses, il peut communiquer l’émotion.

· On pourrait le rapprocher de Céline, ce qui ne va pas rassurer la salle, avec sa petite musique, dans Entretien avec le professeur Y. Ce qui importe au langage, plus que désigner un réel hypothétique, c’est de toucher l’âme, émouvoir.

· C’est pourquoi Gorgias appelle des vautours « des tombeaux vivants »

· La question reste de savoir comment précisément faire agir la petite musique, comme le dit Céline. ? On en arrive naturellement à l’étude de la conduite des âmes, selon le mot grec « psychagogie », art de conduire l’âme par la persuasion (peito).


III) La manipulation magique


A) La passivité de l’âme


· La conception que se fait Gorgias de l’âme est celle de la passivité ou passion, au sens étymologique. L’âme, tout comme le corps (il faut d’ailleurs souligner le monisme de Gorgias, qui traite l’âme et le corps comme un seule et même élément) est soumise à ce qu’elle reçoit du dehors.

· Nous avons vu comment Gorgias conçoit la perception : transport dans l’âme d’une empreinte ou d’une image des choses. Cette présence de l’image dans l’âme a pour conséquence le fait que la perception peut devenir hallucinatoire et entraîner des réactions violentes. Gorgias prend alors l’exemple des armes de guerre : chez certains, la vue est bouleversée. Le corps est donc une sorte de matière sur lesquels les apparences laissent des empreintes.

· La seconde forme de « passivité de l’âme » est son ouverture au langage. Mais comme la passion du langage est moins forte que la passion sensible (le revolver ne fera jamais aussi peur en mots qu’en « vrai »), il faut mettre l’âme dans une situation de réceptivité. Il faut la séduire. Le nom de cette séduction, c’est Peitho, en grec, la persuasion.


B) Peitho


· Le discours seul ne peut rien sans la persuasion, qui agit non seulement sur les sens mais aussi sur l’âme. Gorgias dit : « La persuasion quand elle est jointe aux discours, modèle à sa guise l’âme aussi. »

· Persuader consiste à créer une sorte de climat affectif propre à entraîner l’adhésion des autres. C’est ce climat qui va donner du poids aux arguments et agir sur la réception psychique des auditeurs. Gorgias disait « qu’il fallait détruire la gravité des adversaires par l’ironie, et leur ironie par la gravité. »

· Un raisonnement peut ne pas comporter de réfutation et ne pas entrainer la conviction dans le même temps, s’il n’a pas la persuasion.

· Quelle est donc la recette de cette Peitho ? Comment faire pour donner au discours ce tranchant qui permet au discours de vaincre ? Et bien, il faut revenir à la définition que donne Gorgias de la parole poétique, c'est-à-dire la parole rythmée.

· Il faut alors penser à toutes les figures de style inventées par Gorgias, reprises par Quintilien : L’allégorie, l’anadiplose, l’antithèse, l’apostrophe, la brachylogie, l’épanalepsis, l’isocolia, la catachrèse, la macrologie, la métaphore, l’homoiotéleute, la parisose, l’hyppallage, l’hyperbate… Autant de figures et de tropes destinées à rythmer le discours du sophiste, par des répétitions de mots, des reprises… Tout ce qui scande, martèle l’expression…

· Le vocabulaire même employé par Gorgias pour dire l’action de la parole persuasive renvoie aux pratiques magiques qu’exerçait d’ailleurs le maître de Gorgias, Empédocle, pour de bon, en tant que médecin. Ainsi progressivement le sophiste, en la personne de Gorgias, se fait sorcier. La persuasion du discours fonctionne par envoûtements, par formules incantatoires, rites et évocations magiques.

· On rejoint alors une idée précédente : dans l’Antiquité, le médecin est souvent lié à des rites magiques : ici il s’agit d’une sorte de magie linguistique. Dans L’éloge d’Hélène, Gorgias nous dit que les incantations de la parole peuvent retirer le chagrin, comme un médicament.

· Cependant, cette illusion justifiée que l’on transmet aux autres par Peitho et qui sert à évincer illusoirement certes le réel toujours double est double aussi en elle-même. Sans être mauvaise, la persuasion n’est ni bonne, ni mauvaise, tout dépend de l’usage qui en est fait.

· Vous pensez bien que Platon a profité de cette occasion pour tirer à boulets rouges sur Gorgias, pour lui retirer toute prétention à la sagesse et la justice. Prétendant que l’on peut très bien choisir l’aspect dangereux de l’alternative, sans aucune préoccupation morale.

· Vous allez voir comment Gorgias se tire de ce piège platonicien par sa théorie du kairos, du moment opportun.


IV) Le « contretemps », le kairos, ou le temps comme moment opportun


A) Les conceptions du temps dans l’Antiquité


· Le sentiment que le temps n’est pas mécaniquement découpé en petits morceaux d’égale quantité, mais des petites occasions favorables pour l’action qui vient à propos, est une idée qui voit le jour avant Gorgias, chez les Grecs : on la trouve chez Théognis et Pindare. Mais Gorgias fut le premier à écrire sur la question, semble-t-il, et à en produire une théorie.

· Le temps continu, le temps qui dure et qui permet de comparer les instants et dénoncer leur différence, a lui aussi ses adeptes, les idéalistes essentiellement, et sert de soubassement à une conception logique du monde, qui n’accepte pas, bien-sûr le principe de contradiction du réel : ce qui est doit être dans un temps aligné, identique à soi au cours de la durée. L’Etre n’est pas seulement grâce à telle ou telle circonstance, mais il est en soi toujours.


B) Le contretemps gorgianique


· Gorgias, lui, refuse cette conception, qui fait de l’éternité la vérité du temps. Il conçoit un temps discontinu, haché, constitué d’à propos et de contretemps. La valeur d’un contenu ne se laisse pas estimer à sa pérennité : un instant fugitif peut contenir une charge beaucoup plus intense qu’un temps monotone et éternel.

· Cette conception du temps légitime la théorie de l’illusion justifiée, qui vient soustraire l’homme à la contradiction du réel en évinçant l’un des contraires, par un parti-pris unilatéral. Or, ce choix n’est pas arbitraire et gratuit, il se fait selon le kairos.

· Et pour pouvoir choisir l’aspect que la situation requiert, il faut être sage et juste. Sagesse, puisqu’il faut peser et évaluer. Juste, car c’est toujours de justesse que l’on saisit son kairos, ou pour le dire avec les mots de Gorgias : « les choses pleines de sèves et de sang ». Le sophiste, selon Gorgias, ne se live pas à des exercices de retournement de veste, mais à des sautes de temps, des contretemps.

· On peut donc dire que Gorgias est le premier penseur d’une temporalité pratique :
- il se trouve habilité à former des hommes politiques, les futurs gouvernants. Si on définit la politique comme le génie du moment. Quand on regarde la vie politique actuelle, c’est particulièrement vrai ; et celui qui ne le ferait pas se condamnerait hors du champ politique.
- C’est aussi la force du kairos rhétorique, très utile dans la vie démocratique, où la maîtrise de la parole tient une place de premier ordre.
- Dans la formation des chefs militaires (Clausewitz l’appellera « le coup d’œil ») et en fera une composante du génie guerrier.
- A un niveau éthique : Il s’agit de définir la vertu selon le kairos, c'est-à-dire les variations de l’excellence selon les sujets : la vertu de l’enfant et du vieillard, du malade et de l’homme de santé, du guerrier et de l’homme de paix.

· On n’est pas dans la logique du profiteur avec le kairos, mais plus vraisemblablement dans le comment vivre 108 ans, comment durer. Ce n’est certainement pas en vivant une vie impraticable, faite d’angoisse et de tremblements. Le kairos autorise une vie morale praticable, car elle n’est pas dans l’éternité, dans le long terme, l’être dans le temps identique.


En conclusion, au panthéon des philosophes-voyous vient donc s’ajouter la figure de Gorgias, qui nous donne l’arsenal philosophique pour vivre une vie à notre portée : il ajoute à l’utilitarisme, le relativisme et le pragmatisme de Protagoras des concepts de grande portée : la poésie des illusions, comme je l’ai nommée, qui permet de trancher le réel contradictoire, de le pacifier, sans prendre des vessies idéalistes pour des lanternes matérialistes ; ce cran d’arrêt dans le réel se fait par le travail sur le kairos, le contre-temps, l’occasion, qui donne accès à une vie heureuse, car déliée, libérée de toute contrainte chronologique.En espérant que ce petit moment de connaissance aura été un kairos pour chacun de vous.

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