mardi 5 février 2008

Les figures du philosophe-voyou, pour une histoire dangereuse de la philosophie


Cours 7 : Prodicos, le philosophe à la fourrure


Introduction :

A) Rappel :

· La semaine dernière nous avons découvert le philosophe Antiphon d’Athènes et sa philosophie dérangeante. Antiphon situait dans une opposition in-déliable la nature de l’homme et les lois, produits de la culture. La première se donnait alors comme liberté, douceur et plaisir. La seconde comme aliénation, entrave à une vie heureuse et bien vécue, soumission à un ordre injuste.

· On avait examiné avec soin la transvaluation des valeurs : ce qui est donné comme juste et honnête n’est en réalité que conventions artificielles et artificieuses génératrices de souffrances et de douleurs. Les juges, des incarnations de la perversité des lois. La justice officielle des tribunaux engendre l’injustice en donnant la part égale au meurtrier et à la victime, censés tous deux prouver leur innocence. Dans ces conditions, c’est la parole travaillée et stylisée qui départage, non les faits. Le mensonge rhétorique contre la réalité vécue. Le sophiste/avocat comme créateur de réalité/apparence.

· Antiphon, conscient de l’impossibilité de s’arracher définitivement aux lois, donc à la souffrance, dans un mouvement de réalisme tragique, proposait quelques remèdes à cette maladie : sur l’ordonnance du médecin Antiphon, l’amitié, vécue sur le mode du partage et du vase communiquant.

· Mais aussi la psychanalyse : Antiphon invente, en même temps qu’il les développe, les prémisses d’une thérapie de l’âme et du corps. Il s’agit, au moyen de l’interprétation des rêves, sur un mode rationnel (artificiosa, artificialis) et du traitement des chagrins par l’invention de néologismes, de supprimer les souffrances psychologiques sources d’autres douleurs d’ordre psychosomatiques.

· On avait vu la force du système philosophique antiphonien : à l’image de la matière (l’arrythmiston), la nature reprend toujours le dessus sur la culture. Le sophiste, le philosophe-voyou est là pour aider le disciple à franchir le pas d’un hors-la-loi bien vécu, au profit d’une existence immédiate où l’argent par exemple (le mot tabou des philosophes) permet d’améliorer son quotidien. Une existence qui a pour but le plaisir, plutôt que la douleur.

B) Prodicos de Céos

· Il était donc normal que notre itinéraire renégat de la philosophie classique nous mène vers un penseur qui, lui aussi, à sa manière a été hédoniste – mais toujours sophiste et dangereux, et je vais suivre là, dans bien des occurrences, des développements avancés par mon maître (bien qu’il se dédise de cet état à chaque fois que je lui en fais mention) Michel Onfray en janvier 2003 dans ses cours de l’Up de Caen.

· Avant de rentrer dans la vie de Prodicos de Céos, je voudrais m’arrêter un instant sur le terme « hédoniste » et sur son étymologie. Le mot vient du grec « ήδονή », qui signifie plaisir. L’idée est de donner le plaisir comme but à l’existence. Le lieu commun que je voudrais battre en brèche est celui qui identifie l’hédoniste avec le dépravé, le débauché, le libertin. Il y a un « sens », sans jeu de mots, des plaisirs des sens, qui fait que l’on ne peut s’immerger jusqu’à plus soif dans les plaisirs, sans générer de la douleur. Michel Onfray développe cela (40 livres) : l’homme de plaisir est homme de mesure. Le libertin côtoie l’ascète.

· Les philosophes dangereux ne sont pas toujours hédonistes, mais souvent. La séance de ce soir va nous permettre de clarifier les enjeux qui existent entre les deux pensées, pourquoi, comment elles se distinguent.

· Ce que l’on sait de la vie de Prodicos de Céos nous vient de Platon. Contrairement à bon nombre de sophistes, il a une bonne « mauvaise réputation », pour reprendre les mots de Michel Onfray. C'est-à-dire que Platon le fait apparaître régulièrement dans ses dialogues pour lui donner un rôle honorable : dans le Protagoras, il joue aux arbitres entre Protagoras et Socrate. Ailleurs, Socrate, dans un élan méprisant, soutient qu’il lui refile des disciples quand il ne peut plus rien en tirer… Encore une fois, vous commencez à en avoir l’habitude, c’est mystérieux, quelques brisures et bribes pour re-construire une philosophie, c’est maigre.

· Enfin, la tradition philosophique a tout fait pour ne pas le présenter comme un philosophe dangereux et hédoniste, mais comme un penseur sec et sévère, austère et ascétique. On verra pourquoi justement il ne l’est pas. L’idée, pour la tradition, dans ces cas là, est de récupérer des intellectuels pour venir grossir les rangs de l’idéalisme et des partisans du nomos, des adorateurs des pulsions de mort et des adeptes du dolorisme. Rhétoriquement, c’est habile : on ne rejette pas tout en bloc, on trouve des exceptions qui confirment la règle.

· L’Eglise aussi n’a-t-elle pas brûlé Prodicos, bien qu’elle eût dû, à mon sens : un certain fragment de Prodicos, rapporté par Xénophon, a pu servir de démonstration du genre de vie à adopter en tant que chrétien ; organisant ainsi le passage du monde païen au monde chrétien.

· Prodicos est né dans une île des Cyclades, Céos, (encore un métèque). On ignore sa date de naissance : on la place communément vers 470-460. Donc il est plus jeune que notre cher Protagoras, dont il a suivi les cours. Savant et habile dans l’art de parler, il est envoyé par sa Cité natale comme ambassadeur à Athènes, où il est très apprécié par l’Assemblée du peuple. Il a donné des leçons et des conférences à Athènes, de telle sorte qu’il s’est attiré la gloire. Il est aussi itinérant et se produit dans plusieurs cités grecques. Donc un sophiste, qui jusque là n’est guère si différent qu’un Gorgias, par exemple.

· Ce qui va le démarquer des autres, c’est une existence placée sous le signe du plaisir (à grand renfort d’anecdotes), une philosophie originale de la mythologie et enfin une éthique héroïque (à travers une fable dont Hercule est le héros).

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I) L’hédonisme voyou, quelques anecdotes pour un portrait d’un Prodicos hédoniste

II) La mythologie rationnalisée

III) L’éthique héroique

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Conclusion:

· Nous sommes arrivés au seuil de la première année de notre histoire de la philosophie dangereuse.

· On termine avec un voyou jouisseur, Prodicos de Céos qui nous propose un édifice philosophique déterminant : celui d’une éthique héroïque. Pas celle qui ferait de la souffrance un mode de vie, mais celle qui invite à franchir le dualisme manichéen, inévitable, dans lequel tente de nous reléguer la tradition culturelle. Et il faut bien être un héros, mi-homme, mi-dieu, pour se placer au-delà du bien et du mal, au-delà des oppositions, dans un lieu de non tension où les contraires ne se font plus la guerre.

· Charge à nous de faire advenir cette union du bien et du mal, du vice et de la vertu. Charge à nous de faire advenir le héros qui veille en chacun de nous.

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